Le massage est-il un Art ?

La pratique du massage peut-elle être considérée en tant qu’expression artistique ? Voilà une question qui mériterait qu’on lui consacre une thèse universitaire ou un livre entier ! Elle ponctue la fin du parcours historique de la représentation du massage dans notre société occidentale qui l’a longtemps envisagé officiellement comme une discipline de la médecine, mais qui depuis quelques dizaines d’années voit émerger de façon insistante une démarche différente, non thérapeutique. Cette approche du massage vise uniquement la recherche du bien-être, c'est-à-dire du plaisir sensoriel que trouve le sujet massé dans les manœuvres qui lui sont appliquées.

Exercé par des praticiens dont la formation se base plus sur l’apprentissage des techniques de bien-être que sur l’enseignement de l’anatomie ou de la physiologie du corps humain, cette forme de massage se veut libérée de tout carcan thérapeutique ou scientifique. Lorsque sa raison d’être est l’obtention d’un certain état émotionnel, ce massage se définie alors comme "Art", c'est-à-dire, d’après sa définition commune, « l’expression par les œuvres de l’homme [les gestes du masseur, en l’occurrence] d’un idéal esthétique, un ensemble des activités humaines créatrices [une succession particulière de manœuvres] visant à cette expression. »

Sans sensations point d'émotions

L’Art s’adresse ainsi à la partie sensible de l’être humain dans une relation de cause à effet physiologique (sens) et psychologique (émotions). En matière d’art pictural (peinture) ou plastique (sculpture), la recherche esthétique du beau s’est longtemps appuyée sur la reproduction des lois de la Nature (canons morphologiques des statues grecques, proportions du corps humain par Vitruve) mais le XVIIIème siècle connaîtra une réflexion différente sur le beau et sur la valeur des représentations artistiques. Par exemple, Kant et Hegel mettent en avant la dimension émotionnelle, issue de nos facultés cognitives, qu’inspire l’œuvre artistique, qu’elle soit belle ou laide : « L’art ne veut pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose ». En considérant l’Art comme l’émulation d’un ou des sens dans le but de provoquer une émotion, de susciter notre sensibilité, alors l’Art s’applique aussi à d’autres perceptions sensorielles : le goût avec la gastronomie, l’ouïe par la musique, l’odorat par l’association subtile de fragrances et enfin le sens du toucher, la sensibilité cutané, avec le massage.

D’une pratique autrefois circonscrite à une démarche scientifique, anatomique, thérapeutique et donc codifiée par les lois curatives de la Nature, le massage se pare aujourd’hui d’une composante esthétique, émotionnelle, dans laquelle se révèle une dimension sensitive et affective considérable. Si le niveau sensitif a toujours fait l’unanimité (les sensations agréables et l’effet relaxant – réunis sous le terme de "bien-être" – qu’apportent certaines manœuvres de massage étant reconnus), le niveau affectif quant à lui est exploité depuis peu en Occident, précisément depuis l’avènement des thérapies psychocorporelles au milieu du XXème siècle. Mais bien qu’une dichotomie s’est progressivement concrétisée entre la massothérapie médicale et le massage de bien-être, ce dernier a encore du mal à trouver une voie artistique indépendante, cherchant toujours à se légitimer dans une finalité physiothérapique, énergétique ou psychothérapique, comme si le praticien culpabilisait de n’apporter à l’individu massé qu’une simple expérience sensorielle, sans autre justification que le plaisir et l’émotion suscités par le massage.

Main rationnelle et main sensible

Et s’il y a bien un point de différenciation entre la création artistique et la recherche scientifique, c’est le rapport qu’entretient chacune de ces 2 démarches entre la méthode (théorie) et sa réalisation (pratique). Dans un protocole de recherche scientifique, la méthode précède sa réalisation, la théorie précède la pratique, l’hypothèse précède l’expérience. Mais dans la création artistique, c’est l’inverse : la pratique précède la théorie, l’expression artistique précède sa représentation sur un support.

Prenons l’exemple de la musique : l’inspiration musicale naît d’une recherche artistique par tâtonnement, les mains sur le clavier d’un piano ou sur les cordes d’une guitare. Ca n’est qu’ensuite que la mélodie satisfaisant le musicien est retranscrite en figures de notes sur la portée. L’inverse serait difficilement envisageable car même si, en matière musicale, il existe des règles d’harmonie, peu de compositeurs seraient capables de remplir entièrement une partition sans en jouer auparavant les notes pour en apprécier la mélodie au fur et à mesure de sa création.

Cette différence entre recherche scientifique et création artistique est similaire à la distinction entre le massage thérapeutique et celui à vocation artistique. Dans le premier cas, on retrouve ce rapport propre à une démarche scientifique où les connaissances théoriques (anatomiques et physiologiques) guident la main dans l’exécution des manœuvres de massage. C’est ce que nos pères appelaient la « main intelligente », du temps où les médecins masseurs, menacés dans leur monopole par la montée vers la fin du XIXème siècle des masseurs-magnétiseurs et autres masseurs des bains-douches, dénonçaient leur ignorance. Ainsi dans la massothérapie, la théorie induit la pratique. Le thérapeute est animé par l’objectivité scientifique et la reproductibilité des résultats : pour des techniques égales, il doit obtenir des effets identiques.

A contrario, dans le cas du massage à dimension artistique, le rapport est inverse, comme nous l’avons vu précédemment : c’est l’exploration haptique, avec pour résultat la réponse sensorielle perçue par le massé, agréable (volupté) ou désagréable (douleur), qui déterminera les manœuvres de massage les plus satisfaisantes. Si en plus, ces manœuvres ont permis de susciter des émotions chez le sujet massé, on atteint alors la quintessence artistique. C’est à ce moment-là que seront retranscrites sur la massographie les manœuvres effectuées : la pratique échafaude donc la théorie, la méthode. Le masseur se place dans la subjectivité esthétique car les émotions divergent selon les sensibilités individuelles aux techniques de massage.

Un spectacle sensoriel intérieur

En conclusion, le massage est-il un art ? Bien différencié d’une pratique thérapeutique (curative sur un individu pathologique ou préventive sur un sujet sain) pour laquelle seule compte une approche rationnelle fondée sur des connaissances anatomiques et physiologiques, le massage à finalité bien-être peut être assurément considéré comme expression artistique. Car là où la main scientifique partira d’un savoir théorique pour servir le sujet massé, la main artistique explorera la sensibilité du sujet massé pour en immortaliser l’étincelle sur le papier. Cette main créatrice répond alors à ce qui pourrait définir l’Art : elle s’adresse à notre âme en éveillant la perception sensorielle jusqu’à l’émotion, façonnant une histoire propre à l’individu, un ailleurs intemporel, tel un spectacle intérieur. La pratique dite « artistique » du massage s’inscrit par conséquent dans une démarche à la fois :

·        haptique : le toucher comme moyen d’expression,

·       et esthétique (dans l’acceptation philosophique du terme) : à la recherche d’une émotion.

L’unique et véritable public de ce spectacle sensoriel est évidemment le sujet massé lui-même. De son point de vue, 3 niveaux réceptifs lui sont attribués :

-       informatif : le sujet massé peut décrire la manœuvre qui lui est appliquée (par exemple effleurage, pression ou mobilisation), son rythme, son intensité, etc,

-       sensitif : le sujet perçoit la manœuvre de massage avec plaisir ou déplaisir et en éprouvera une sensation agréable (volupté) ou désagréable (douleur).

-       affectif : le massage occasionne chez le sujet la résurgence d’émotions et de sentiments (comme de la mélancolie, de l’euphorie, etc), des sensations issues de son expérience personnelle.

Rappelons que ce sont les 2 derniers niveaux, sensitif et affectif, qui, en attisant la sensibilité de l’individu massé, vont constituer la dimension artistique du massage. L’artiste masseur se devra donc de « toucher » le massé au sens littéral, physiquement, comme au sens figuré, émotionnellement, ce que les psychothérapeutes et spécialistes de la relation d’aide nomment le "toucher juste".

En se référant aux philosophes du siècle des Lumières, on ne peut concevoir l’Art du massage qu’en appréciant particulièrement l’effet sensoriel ressenti par le sujet massé plutôt que la réalisation technologique de la manœuvre, autrement dit : non pas les sensations d’un beau massage mais les belles sensations d’un massage. C’est ainsi que se définira la pratique artistique du massage, une nouvelle forme d’Art vivant.

 

Bibliographie

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Texte : © 2021 Florent DELES. Toute référence à cet article doit porter la mention : "DELES Florent - « Le massage est-il un Art ?  », Massage artistique & Massographie (www.massage.art), 2021".
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