Le contexte historique étant posé, il est désormais nécessaire d’engager une réflexion sur l’avenir institutionnel de l’exercice du massage à finalité artistique (l'on en exclut le massage anthroposophique, relevant de la thérapie). Expression sensorielle, recherche esthétique, expérience émotionnelle… Tous les critères définissant l’Art se trouvent ainsi réunis dans la pratique récréative du massage et légitiment son statut de discipline artistique à part entière. Néanmoins, pour qu’elle puisse se concrétiser dans un futur proche, cette reconnaissance implique un véritable changement de paradigme, aussi bien artistique que systémique.
Tout d’abord, il est aisé d’observer
que nombre de massographes prennent parti pour un choix esthétique unique : faire
du bien en montrant du beau ! Guy Dumont l’affirme : « Un travail bien fait est beau à voir,
tant pendant l’exécution que dans le résultat, donc un bon massage doit être
aussi agréable à voir qu’à recevoir » [3]. Une opinion que Mickaël Denis partage également :
« Un massage est bon s’il est beau à voir ! » [1]. Rien de plus normal pour un massage "bien-être" dont le seul
but est de susciter la volupté. Hélas, s’il part d’une bonne intention, ce
dogme confère l’exercice artistique du massage… Au classicisme ! De même
que les sculptures d’inspiration antique ou les peintures de la Renaissance, toutes
soumises aux canons esthétiques du beau (cet idéal de perfection dicté par la
raison), le classicisme en massage bride la créativité en privilégiant les
techniques les plus lénifiantes, les plus "cocooning". Cela se manifeste
par une prépondérance des effleurages, et des mains qui ne décollent jamais de
la peau ! Les sensations qu’éprouve alors le sujet massé demeurent
certes particulièrement agréables et relaxantes, mais très lisses et peu variées… Et donc
inévitablement ennuyeuses !
Il est temps aujourd'hui de créer la rupture avec ce dogme
en partant de l’idée que la pratique artistique du massage doit remuer, parfois
même déranger, en transmettant une émotion, un sentiment plaisant ou déplaisant,
mais qui sert avant tout la profondeur et l’originalité du récit sensoriel.
Invoquons ainsi l’esprit des Lumières en soutenant que « L’art du toucher ne
veut pas les sensations d’un beau massage mais les belles sensations d’un
massage. » Cette approche artistique également assimilable au romantisme
du XIXème siècle se retrouve dans la massodie Virtuoso de Florent Deles :
aux moments de tension, suggérés par des tapotements et des pressions sur des
rythmes rapides (notamment dans le IVème massement), succèdent des moments
de détente procurés par des effleurages sur des temps plus longs. L’écriture du
massage s’envisage donc impressionniste, mais aussi figurative lorsque, par
exemple, la massographie d’étude Pavane, du même auteur, imite les pas de deux danseurs, ou celle du Cygne reproduit les gracieux mouvements de l’animal. Doter ainsi chaque
œuvre de massage d’un caractère esthétique original, qui ne se limite pas à la
seule quête du plaisir et du beau, constitue une étape majeure dans la
reconnaissance du toucher comme un moyen d’expression artistique digne d’intérêt.
D’autre part, on note que la
création des premiers massages à finalité artistique s’appuie encore sur un socle
technologique, une bibliothèque gestuelle déjà existante : par exemple,
les techniques asiatiques dans le « dancing massage » de
Gilles Horclois, le massage suédois dans « French Touch » de Florent
Deles, ou le massage californien dans la méthode de « massage rythmique »
de Guy Dumont. Pour cette dernière, ça n’est pas moins de « 250 mouvements
différents, précis et répertoriés, calqués sur plus de 1000 musiques
différentes à la note près » [2]. Or, utiliser un corpus de
techniques prédéfinies en le synchronisant sur diverses musiques ressemble moins
à de l’Art qu’à certaines activités physiques et sportives telles que le
patinage artistique ou la natation artistique : quand le masseur effectue
des mouvements déterminés ("volutes", "pas de l’ours", "papillon"
"huit de dos", etc.), le patineur ou le nageur réalise des figures
imposées ("axel", "boucle piquée", "pirouettes", etc.,
pour l’un, "flamant rose", "dauphin", "coup de pied à
la lune", etc., pour l’autre). De ce fait, comme en
patinage ou natation artistique, l’aspect technique dans la réalisation de ces figures
et mouvements de massage, prévaut hélas bien souvent sur le résultat émotionnel. La musique,
quant à elle, reste une auxiliaire au service du geste "sportif", en
accompagnement rythmique. L’exécution des manœuvres se conformant simplement au tempo, la musique de ces massages est ainsi interchangeable ad
libitum, dès lors que les mouvements répertoriés se calquent sur la pulsation !
A l’inverse, le massage symphonique va s'affranchir du carcan d'une méthode de mouvements préconçus pour s'ouvrir à l'éventail infini de modalités différentes qu'autorise la pratique du massage
dans l'association de ses multiples paramètres technologiques, anatomiques et rythmiques.
Grâce à cette liberté de composition, la créativité
ne se sclérose pas dans une quantité arbitraire de gestes, la réduisant à
l’expression d’un style uniforme.
Au contraire, la recherche artistique
domine et transcende l’aspect technique pour un récit sensoriel, un spectacle intérieur toujours plus
riche en émotions. La communion entre musique et massage s'en trouve alors d'autant plus renforcée que chaque geste, chaque manœuvre s'accorde au phrasé musical. La musique occupe ainsi une place fondamentale au cœur du
massage, jusqu’à devenir sa raison d’être puisqu’elle motive le choix des
techniques et nuances, le trajet des mouvements et le rythme des manœuvres. Elle
en est par conséquent indissociable, au même titre que la musique guidant les chorégraphies
d’un ballet… Car s’il paraîtrait bien étrange d’effectuer la « danse des
petits cygnes » sur un air de Roméo et Juliette, il le serait tout autant
pour une massographie sans la musique correspondante ! En définitive, s’émancipant
des protocoles de méthodes préétablies, chaque massage artistique se fait l’œuvre
originale d’un esprit créatif, la démonstration du talent chorégraphique de son
auteur.
La pratique artistique inaugure
ainsi de nouveaux modes d’exercice du massage bien-être, dans lesquels
l’artisan en massage (praticien et technicien du bien-être) se métamorphose en
artiste masseur (interprète et créateur de massographies). Car en France, jusqu’à
présent, le massage de bien-être s’accomplit dans le secteur commercial de
l’esthétique et de la relaxation. Un système lucratif de formation continue lui
est attaché, reposant sur des séminaires relativement onéreux d’un week-end ou
quelques jours durant lesquels des gestuelles préconçues sont enseignées sous un
intitulé aguicheur. Ces enchaînements "prêt-à-masser", s’éloignant
bien souvent de la philosophie originelle dont ils s’inspirent, débouchent systématiquement
sur un diplôme certifiant pourvu d’une légitimité très contestable.
Evidemment,
le massage artistique ne peut en aucun cas adopter comparable modèle économique :
le Toucher, tout comme l’Art, n’a pas vocation à faire l’objet d’une démarche ostensiblement
mercantile. N’est-il pas regrettable en effet de laisser leurs valeurs communes
de créativité, de plaisir ou de partage ne servir que l’esprit de lucre ?
La pratique artistique du massage doit ainsi quitter le giron de
l’esthétique et du marché du bien-être pour s’ouvrir au monde de l’Art et de la
Culture. Car une reconnaissance institutionnelle, en tant que discipline
artistique indépendante bien-sûr, ne s’obtiendra qu’en passant nécessairement
par cette voie. Et cela ne lui sera possible qu’en se rapprochant du secteur
public et associatif, sur un modèle analogue à celui de la Dance. Dès lors,
cinq éléments essentiels structureront la discipline :
En facilitant ainsi l’accès du grand public à la pratique artistique du massage, son rayonnement n’en deviendra que plus étendu. En outre, le cursus d’un diplôme d’Etat garantira la compétence des artistes masseurs professionnels et la protection des droits d’auteur encouragera la production artistique des massographes. Bref, la démocratisation de la pratique et la promotion de la création, tout en préservant évidemment la sécurité sanitaire dans l’exercice, constitueront les meilleurs atouts pour une reconnaissance officielle du massage à finalité artistique par les institutions.
La pratique artistique du massage peut, à juste titre, revendiquer sa place aux côtés des branches déjà existantes de l’Art vivant telles que la Danse. Mais ce processus exige un changement de paradigme sur trois aspects : d’une part, le Toucher doit être un moyen d’expression qui met en exergue, au-delà de la simple perception de plaisir, toutes les émotions du récit sensoriel caractérisant une massographie. D’autre part, la création en massage doit s’affranchir des bibliothèques gestuelles de méthodes prédéfinies afin que, soutenue par la musique, l’émotion transcende la technique et fasse de chaque massographie une œuvre de l’esprit originale. Enfin, la pratique artistique du massage doit rester accessible au plus grand nombre et pour ce faire, se restructurer en changeant de modèle économique de manière à se rapprocher du secteur public et associatif, ceci dans le but d’intégrer à terme le domaine de l’Art et de la Culture.
Texte : © 2022 Florent DELES. Toute référence à cet article doit porter la mention :
"DELES Florent - « L'Histoire du massage artistique : vers la reconnaissance d'une nouvelle forme d'Art », Massage artistique & Massographie (www.massage.art), 2022".
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