Vers la reconnaissance d'une nouvelle forme d'Art

Le contexte historique étant posé, il est désormais nécessaire d’engager une réflexion sur l’avenir institutionnel de l’exercice du massage à finalité artistique (l'on en exclut le massage anthroposophique, relevant de la thérapie). Expression sensorielle, recherche esthétique, expérience émotionnelle… Tous les critères définissant l’Art se trouvent ainsi réunis dans la pratique récréative du massage et légitiment son statut de discipline artistique à part entière. Néanmoins, pour qu’elle puisse se concrétiser dans un futur proche, cette reconnaissance implique un véritable changement de paradigme, aussi bien artistique que systémique.


La Création d'Adam (Michel-Ange, vers 1511) - source : Wikimedia Commons

Le toucher comme moyen d'expression

Tout d’abord, il est aisé d’observer que nombre de massographes prennent parti pour un choix esthétique unique : faire du bien en montrant du beau ! Guy Dumont l’affirme : « Un travail bien fait est beau à voir, tant pendant l’exécution que dans le résultat, donc un bon massage doit être aussi agréable à voir qu’à recevoir » [3]. Une opinion que Mickaël Denis partage également : « Un massage est bon s’il est beau à voir ! » [1]. Rien de plus normal pour un massage "bien-être" dont le seul but est de susciter la volupté. Hélas, s’il part d’une bonne intention, ce dogme confère l’exercice artistique du massage… Au classicisme ! De même que les sculptures d’inspiration antique ou les peintures de la Renaissance, toutes soumises aux canons esthétiques du beau (cet idéal de perfection dicté par la raison), le classicisme en massage bride la créativité en privilégiant les techniques les plus lénifiantes, les plus "cocooning". Cela se manifeste par une prépondérance des effleurages, et des mains qui ne décollent jamais de la peau ! Les sensations qu’éprouve alors le sujet massé demeurent certes particulièrement agréables et relaxantes, mais très lisses et peu variées… Et donc inévitablement ennuyeuses !
Il est temps aujourd'hui de créer la rupture avec ce dogme en partant de l’idée que la pratique artistique du massage doit remuer, parfois même déranger, en transmettant une émotion, un sentiment plaisant ou déplaisant, mais qui sert avant tout la profondeur et l’originalité du récit sensoriel. Invoquons ainsi l’esprit des Lumières en soutenant que « L’art du toucher ne veut pas les sensations d’un beau massage mais les belles sensations d’un massage. » Cette approche artistique également assimilable au romantisme du XIXème siècle se retrouve dans la massodie Virtuoso de Florent Deles : aux moments de tension, suggérés par des tapotements et des pressions sur des rythmes rapides (notamment dans le IVème massement), succèdent des moments de détente procurés par des effleurages sur des temps plus longs. L’écriture du massage s’envisage donc impressionniste, mais aussi figurative lorsque, par exemple, la massographie d’étude Pavane, du même auteur, imite les pas de deux danseurs, ou celle du Cygne reproduit les gracieux mouvements de l’animal. Doter ainsi chaque œuvre de massage d’un caractère esthétique original, qui ne se limite pas à la seule quête du plaisir et du beau, constitue une étape majeure dans la reconnaissance du toucher comme un moyen d’expression artistique digne d’intérêt.

La Cathédrale (Auguste Rodin, 1908) - source : Pixabay/Pionane

Le massage comme œuvre originale

D’autre part, on note que la création des premiers massages à finalité artistique s’appuie encore sur un socle technologique, une bibliothèque gestuelle déjà existante : par exemple, les techniques asiatiques dans le « dancing massage » de Gilles Horclois, le massage suédois dans « French Touch » de Florent Deles, ou le massage californien dans la méthode de « massage rythmique » de Guy Dumont. Pour cette dernière, ça n’est pas moins de « 250 mouvements différents, précis et répertoriés, calqués sur plus de 1000 musiques différentes à la note près » [2]. Or, utiliser un corpus de techniques prédéfinies en le synchronisant sur diverses musiques ressemble moins à de l’Art qu’à certaines activités physiques et sportives telles que le patinage artistique ou la natation artistique : quand le masseur effectue des mouvements déterminés ("volutes", "pas de l’ours", "papillon" "huit de dos", etc.), le patineur ou le nageur réalise des figures imposées ("axel", "boucle piquée", "pirouettes", etc., pour l’un, "flamant rose", "dauphin", "coup de pied à la lune", etc., pour l’autre). De ce fait, comme en patinage ou natation artistique, l’aspect technique dans la réalisation de ces figures et mouvements de massage, prévaut hélas bien souvent sur le résultat émotionnel. La musique, quant à elle, reste une auxiliaire au service du geste "sportif", en accompagnement rythmique. L’exécution des manœuvres se conformant simplement au tempo, la musique de ces massages est ainsi interchangeable ad libitum, dès lors que les mouvements répertoriés se calquent sur la pulsation !
A l’inverse, le massage symphonique va s'affranchir du carcan d'une méthode de mouvements préconçus pour s'ouvrir à l'éventail infini de modalités différentes qu'autorise la pratique du massage dans l'association de ses multiples paramètres technologiques, anatomiques et rythmiques. Grâce à cette liberté de composition, la créativité ne se sclérose pas dans une quantité arbitraire de gestes, la réduisant à l’expression d’un style uniforme. Au contraire, la recherche artistique domine et transcende l’aspect technique pour un récit sensoriel, un spectacle intérieur toujours plus riche en émotions. La communion entre musique et massage s'en trouve alors d'autant plus renforcée que chaque geste, chaque manœuvre s'accorde au phrasé musical. La musique occupe ainsi une place fondamentale au cœur du massage, jusqu’à devenir sa raison d’être puisqu’elle motive le choix des techniques et nuances, le trajet des mouvements et le rythme des manœuvres. Elle en est par conséquent indissociable, au même titre que la musique guidant les chorégraphies d’un ballet… Car s’il paraîtrait bien étrange d’effectuer la « danse des petits cygnes » sur un air de Roméo et Juliette, il le serait tout autant pour une massographie sans la musique correspondante ! En définitive, s’émancipant des protocoles de méthodes préétablies, chaque massage artistique se fait l’œuvre originale d’un esprit créatif, la démonstration du talent chorégraphique de son auteur.

L'Institut de France, siège de l'Académie des Beaux-Arts - source : Pixabay/Céline Martin

La pratique artistique comme discipline culturelle

La pratique artistique inaugure ainsi de nouveaux modes d’exercice du massage bien-être, dans lesquels l’artisan en massage (praticien et technicien du bien-être) se métamorphose en artiste masseur (interprète et créateur de massographies). Car en France, jusqu’à présent, le massage de bien-être s’accomplit dans le secteur commercial de l’esthétique et de la relaxation. Un système lucratif de formation continue lui est attaché, reposant sur des séminaires relativement onéreux d’un week-end ou quelques jours durant lesquels des gestuelles préconçues sont enseignées sous un intitulé aguicheur. Ces enchaînements "prêt-à-masser", s’éloignant bien souvent de la philosophie originelle dont ils s’inspirent, débouchent systématiquement sur un diplôme certifiant pourvu d’une légitimité très contestable.
Evidemment, le massage artistique ne peut en aucun cas adopter comparable modèle économique : le Toucher, tout comme l’Art, n’a pas vocation à faire l’objet d’une démarche ostensiblement mercantile. N’est-il pas regrettable en effet de laisser leurs valeurs communes de créativité, de plaisir ou de partage ne servir que l’esprit de lucre ? La pratique artistique du massage doit ainsi quitter le giron de l’esthétique et du marché du bien-être pour s’ouvrir au monde de l’Art et de la Culture. Car une reconnaissance institutionnelle, en tant que discipline artistique indépendante bien-sûr, ne s’obtiendra qu’en passant nécessairement par cette voie. Et cela ne lui sera possible qu’en se rapprochant du secteur public et associatif, sur un modèle analogue à celui de la Dance. Dès lors, cinq éléments essentiels structureront la discipline :

  • un enseignement initial, dispensé dans des écoles publiques (conservatoires) ou privées chargées de la formation des artistes masseurs (praticiens de massage artistique) et des maîtres-masseurs (professeurs de massage artistique), selon un programme pédagogique et artistique commun aboutissant à un diplôme d’Etat,
  • un exercice professionnel, réalisé par des artistes masseurs offrant au public l’interprétation de massographies sous la forme de prestations individuelles en studio de massage,
  • un exercice amateur, encadré par des maîtres-masseurs diplômés d’Etat au sein d’ateliers de groupe accueillant une pratique coopérative (en binômes) et récréative (non professionnalisante),
  • une formation continue, animée par des maîtres-masseurs ou des massographes à destination d’artistes masseurs professionnels ("masterclass"), visant au perfectionnement de l’interprétation et de la création en massage artistique, ou à l’étude d’une œuvre particulière.
  • enfin la gestion des droits d’auteur attachés aux œuvres de massage, assurée par des sociétés d’auteurs regroupant artistes masseurs professionnels et massographes.

En facilitant ainsi l’accès du grand public à la pratique artistique du massage, son rayonnement n’en deviendra que plus étendu. En outre, le cursus d’un diplôme d’Etat garantira la compétence des artistes masseurs professionnels et la protection des droits d’auteur encouragera la production artistique des massographes. Bref, la démocratisation de la pratique et la promotion de la création, tout en préservant évidemment la sécurité sanitaire dans l’exercice, constitueront les meilleurs atouts pour une reconnaissance officielle du massage à finalité artistique par les institutions.

 

En conclusion

La pratique artistique du massage peut, à juste titre, revendiquer sa place aux côtés des branches déjà existantes de l’Art vivant telles que la Danse. Mais ce processus exige un changement de paradigme sur trois aspects : d’une part, le Toucher doit être un moyen d’expression qui met en exergue, au-delà de la simple perception de plaisir, toutes les émotions du récit sensoriel caractérisant une massographie. D’autre part, la création en massage doit s’affranchir des bibliothèques gestuelles de méthodes prédéfinies afin que, soutenue par la musique, l’émotion transcende la technique et fasse de chaque massographie une œuvre de l’esprit originale. Enfin, la pratique artistique du massage doit rester accessible au plus grand nombre et pour ce faire, se restructurer en changeant de modèle économique de manière à se rapprocher du secteur public et associatif, ceci dans le but d’intégrer à terme le domaine de l’Art et de la Culture.

 

Bibliographie

  1. DENIS M. – « Programme du 49ème Congrès International Esthétique & Spa », Les Nouvelles Esthétiques n° 722, février 2019.
  2. DUMONT G. – « Le massage artistique, un massage haute-couture », Les Nouvelles Esthétiques n° 629, septembre 2010.
  3. DUMONT G. – « Le massage peut-il être un art ? », Les Nouvelles Esthétiques n° 679, mars 2015.

Texte : © 2022 Florent DELES. Toute référence à cet article doit porter la mention : "DELES Florent - « L'Histoire du massage artistique : vers la reconnaissance d'une nouvelle forme d'Art  », Massage artistique & Massographie (www.massage.art), 2022".